Créer un site internet

Patrick Bouchain, pérennité éphémère

Pauline de La Boulaye

Tandis que notre société édicte des lois changeantes pour contrôler des architectures soi-disant durables, Patrick Bouchain, qui aime renverser les règles, construit des cirques presque éphémères selon des lois immuables : celles de la nature.

Le mot "architecture" sonne dur : il évoque la pérennité solidement ancrée dans des fondations terrestres, abritée sous de massives arches de pierre. Le mot "cirque" au contraire réverbère l’écho de la mobilité : nomade, de toile et de bois, il apparaît flamboyant et disparaît presque aussi vite, laissant une trace à peine plus aérienne qu’un rêve. Ces deux éalités vont- elles ensemble ? Patrick Bouchain s’applique à maintenir la question ouverte.

L’architecte transformé par le cirque

L’architecture de cirque n’a que deux siècles, avec des temps de fixation et des périodes nomades. Bien souvent, les concepteurs des chapiteaux ont été des circassiens qui répondaient eux-mêmes à leurs stricts besoins. C’est tout et c’est cela qui ne cesse d’intéresser Patrick Bouchain, depuis le jour où, travaillant pour le théâtre, il a été amené à analyser cette architecture qui avait amplement démontré ses capacités d’adaptation, de mobilité, et de réglementation.

Les gens du cirque et Patrick Bouchain se sont tout de suite plus. Ce diplômé d’avant 1968, passionné par les toiles tendues, les dômes, la mobilité des bâtiments, un temps architecte pour la fête de l’Humanité, un autre, créateur industriel, connu pour savoir démêler des situations contraignantes en trouvant des solutions économiques et architecturales, long temps assistant de peintres et sculpteurs pour la réalisation d’œuvres monumentales, trouve un monde qui lui convient. Lui qui ne s’identifie pas au modèle actuel de l’architecte concepteur, et insiste sur sa fonction de constructeur ("Architecte" vient de tektôn en grec : ouvrier).

"Accompagnateur des compagnies, je matérialise et traduis constructivement leurs besoins", dit-il. Ainsi, il prend tout de suite un rôle au sein des compagnies, saisit les contraintes dominantes. "Peu d’argent et de la modestie : placée dans le spectacle, c’est la création qui domine, c’est elle qui permet de vivre… L’architecte doit lui créer une enveloppe pour la mettre en scène, c’est tout". Et cela lui convient, car il n’aime pas quand tout est possible. Dès ses premiers chapiteaux, il travaille avec ceux qui demeurent aujourd’hui ses amis les plus proches : Igor, Bartabas, Jean Lautrey. Ces trois personnages entretiennent un lien fort avec la nature, et c’est là un point essentiel.

Les lois de la culture ne sont pas toujours celles de la nature

"Chaque chose est conçue comme un coffret replié sur lui-même", se désole Bouchain. "Par exemple, à l’opéra, vous passez d’abord le hall, puis l’escalier, puis le foyer, enfin la loge, mais le rideau est fermé. Une fois, ouvert, la magie joue. Mais dès que le rideau se referme et que vous repassez le foyer, l’escalier, le hall, une fois dans la rue, il est possible que vous ayez tout oublié, que vous ne remettiez pas tous les sentiments éveillés par le spectacle dans votre propre vie courante. Toute cette architecture cloisonne, empêche les correspondances entre la vie des spectateurs et le spectacle."

Au cirque, les contraintes sont très différentes de celles fixées en général par la société du spectacle. Tout permet la porosité entre l’extérieur et l’intérieur, le spectateur et le spectacle, l’humain et l’animal. Pour ajouter la moindre dimension magique à la création ou à l’architecture, on peut y faire l’économie du chauffage, de l’éclairage, ou de l’acoustique.

S’il est acquis que la température dans un cirque relève d’un procédé de chauffage par soufflerie et que le public garde bien souvent son manteau, cela l’ est moins dans un théâtre en dur où notre société impose une température stable, maintenue artificiellement par climatisation ou chauffage, dans l’indifférence des saisons.

Mais, au cirque, la présence de l’animal change tout. "On ne peut pas chauffer une salle où il y a un cheval en exercice ! Pour que le cheval puisse jouer devant vous, il faut que le public soit dans la même situation que lui", souligne Patrick Bouchain qui met son propre travail à l’épreuve de l’animal. "L’animal est un tiers muet qui oblige l’architecte à respecter ses conditions physiques. Si, par tradition, on sait que les hommes ont testé la piste de 13 mètres, il ne s’agit pas de déroger à cette règle pour des raisons conceptuelles… Le cirque est le seul art ou l’homme et l’animal se représentent presque à égalité. C’est peut-être le rapport le plus noble que l’homme ait jamais eu avec l’animal. Que les animaux accompagnent l’homme dans une création artistique est devenu assez exceptionnel aujourd’hui.» De même pour l’aco u stique. S’il e st acquis que dans un festival, un très grand pianiste puisse jouer en plein air, en dépit d’un taux d’hygrométrie mauvais pour son piano et d’une acoustique où se mêlent la brise, les oiseaux, et les bruits de feuille, il serait impensable que cela arrive dans un équipement urbain contemporain.  

Le cirque transformé par l’architecte

Patrick Bouchain ne pense pas que l’on puisse déterminer, a priori, le temps des choses. "Or les hommes ont décidé que ce qui était pérenne était fixe, que la pierre dure, le bois brûle et la toile s’autodétruit. Ce qui n’est pas tout à fait vrai puisque les archéologues retrouvent des bandelettes de l’ancienne Égypte tandis que des villes entières ont disparu. Mais les choses sont perçues ainsi et la réglementation en dépend." L’expérience a donc poussé Patrick Bouchain à se jouer des perceptions et des réglementations, des mots et des matériaux. À Aubervilliers, il expérimente la semi-construction avec le Théâtre équestre Zingaro. Il faut un bâtiment qui ait l’air provisoire, démonta b le, car le terrain est destiné à la construction d’un hôpital. Et ceci pour le prix d’un décor, et non d’une salle de spectacle ! Aujourd’hui, le théâtre équestre est toujours en place. À Saint-Denis, il amarre les bâtiments de l’Académie Fratellini dans l’asphalte d’un parking non constructible au moyen d’ancres métalliques, détendeurs, de câbles, il détourne les eaux pluviales et les rayons solaires, il recycle les bois et les tôle s invendables. L’ensemble peut demeurer, déménager ou disparaître. Peu importante. Il s’autosuffit.

En installant sur des terrains non constructibles des décors démontables composés de matériaux plus ou moins durables, Patrick Bouchain lance donc un défi à la pérennité… Si bien que récemment, on lui confiait la construction d’un bâtiment durable sur un plateau venteux dont le sol s’apparente à un gruyère ! C’est l’École nationale des arts du cirque de Rosny-sous- Bois. Tout de toile est ce nouveau "dragon volant" qui devait con jurer sort du vent.

Cette démarche rappelle celle des situationnistes qui se nourrissaient des contextes pour apporter des réponses surprenantes. "Je ne me suis jamais posé la question de ce que je voulais faire. Tout ce qui m’intéressait, c’est ce qui était autour de moi… J’ai réagi à mon environnement immédiat. Qui a été principalement urbain. Si ça avait été un environnement rural, j’aurais sans doute été agriculteur", confie Patrick Bouchain.

À Saint-Denis, il utilise des bois abattus par la tempête. "Ces bois coûtaient 80% moins cher car leurs fibres avaient été abîmées. Pour les utiliser, il a fallu introduire un coefficient correcteur sur leur capacité de construction. Conséquence : nous avons utilisé plus de bois." L’omniprésence du bois donne aujourd’hui une odeur très singulière au lieu.

Semi-construire dans un monde standardisé

"Le cirque est une forme archaïque qu’il faut savoir regarder avec attention parce qu’elle contient des enjeux fondamentaux pour tous les domaines de l’architecture." Bouchain rêve d’adapter les principes de semi- construction au cinéma (une salle foraine pour le festival de Cannes ?), à des lieux de culte ("Le problème de l’Islam est en constante mutation, les lieux de culte doivent devenir aussi légers et flexibles que l’évolution des religions."), aux WC (pour comprendre pourquoi il y a autant de gens constipés, il suffit de constater la différence entre le jardin d’autrefois et ces espaces minuscules, étouffés, mal éclairés…), à l’habitat (pourquoi ne construit-on pas des maisons fixes en toile ?). Il rêve d’une ville où tous les bâtiments seraient différents – obscurs, chauds, froids, réverbérants – pour vivre directement les émotions et pas seulement leurs représentations !


Source : Arts de la piste février 2005

 

 

×