Architecture et Cirque

Une visite originale menée par Isabelle Penard sur base de quelques ouvrages disponibles au Centre de Ressources et de Documentation...

Bien que fortement ancrés dans l’imagerie populaire, les attributs architecturaux et décoratifs du cirque ne sont pas le fruit d’une tradition vieille de plusieurs siècles. Le chapiteau, la piste, les caravanes, ces composantes du cirque traditionnel sont le résultat d’évolutions diverses et finalement assez récentes. Inconsciemment, le monde circassien s’est mis en place en réponse à des mutations spatiales, des évolutions de pratiques, des progrès techniques et des contraintes économiques.

Ainsi, il est assez difficile de dater précisément la première représentation de cirque, tel qu’on le connait aujourd’hui, ni de dire ce qui en est l’élément fondateur. 

On peut tout de même repérer plusieurs évènements, qui annoncent le cirque dans sa configuration traditionnelle et qui vont poser les bases spatiales de la pratique circassienne. Ainsi, répondant au départ à des attentes différentes, les éléments incontournables du campement circassien (la piste, le chapiteau, les caravanes) vont se mettre en place séparément et être réunis bien plus tard pour former les cirques.

Les composantes de l’espace circassien

La piste

La piste apparaît vers 1750 en Angleterre, lorsque des militaires (et notamment un certain Philip Astley, officier de cavalerie démobilisé) quittent l’armée et se mettent à exercer la voltige à cheval en dehors de ce corps de métier. C’est la naissance de la piste, dont la forme circulaire est idéale pour faciliter l’équilibre des cavaliers, qui profitent de la force centrifuge. Le diamètre, d’environ 13m est défini par la longueur de la chambrière, accessoire qui permet à l’écuyer de contrôler le cheval depuis le centre. La piste, son dimensionnement et ses aménagements connexes (banquette, montoir) vont rapidement devenir des composantes normatives du spectacle de cirque. « Le claquement bref d’une simple lanière de corde et de cuir offre ainsi une ouverture sonore et dynamique qui convient bien au nouveau phénomène spectaculaire qu’après quelques tergiversations le monde occidental reconnaîtra comme le cirque, chevaux, écuyères, clowns et acrobates compris. » [1]

Le chapiteau / Le cirque stable

Le chapiteau, vaste abri de toile n’est d’abord rien de plus qu’une tente « plus grande », qui est le lieu de réunion d’une communauté. Il en a existé de tout temps : chez les populations nomades, chez les militaires, chez les chercheurs d’or, dans tout lieu où l’habitat est nomade ou temporaire.

C’est aux Etats-Unis que naît le premier chapiteau, avec une structure conçue pour le rassemblement de type « événementiel » et non pas « communautaire ». Ses dimensions sont importantes puisqu’il s’agit alors d’accueillir plusieurs centaines de personnes, et on y trouve les éléments architecturaux typiques du chapiteau : espace circulaire ou ovale avec coupole et mâts. Aux Etats-Unis ces vastes tentes servent principalement, dans la première moitié du XIXè siècle aux conventions, aux congrès politiques et aux manifestations culturelles. 

Pourtant, en Europe, les troupes de cirque, qui sont à l’époque composées majoritairement d’acrobates et de voltigeurs, ne vont pas s’approprier tout de suite ce nouvel espace de représentation. Là encore, cela va se faire sur plusieurs décennies. Les artistes voyagent de cirque stable en cirque semi-stable (construction en bois démontable) jusqu’en 1870, le XIXème voit fleurir des cirques « en dur » un peu partout, on en compte plus de 70 en Union Soviétique. Et c’est aux Etats-Unis, où la culture du voyage est bien plus importante qu’en Europe, que le premier chapiteau de cirque apparaît en 1825. Les frères Howes voyagent d’état en état et y présentent des numéros d’équitation et d’acrobatie sous une toiture complètement en toile.

Progressivement donc, aux Etats-Unis d’abord, puis en Europe, les artistes circassiens vont s’approprier ce chapiteau de toile, qui leur permet une meilleure itinérance. « Les circassiens, qui se servent pour la première fois d’un chapiteau, en Europe ou aux Etats-Unis, s’inspirent, non pas des magnifiques tentes ottomanes, mais d’austères tentes militaires. Soit ils ignorent ces architectures temporaires brodées de motifs aux fils multicolores, soit ils ne connaissent que les tentes de couleur grise par tactique militaire, soit ils restreignent leur imagination à des façades en bois et toile. » [2] C’est vers 1870, que le chapiteau de cirque se pare de ses attributs définitifs : hauteur, couleurs, etc. Cela est dû en grande partie à l’arrivée des disciplines aériennes sur la piste (qui demandent une plus grande hauteur), mais également aux progrès techniques impressionnants qui ont été faits : toile plus légère, meilleure transportabilité, placement des mâts.

Les caravanes / Le campement

Aussi étrange que cela puisse paraître, les artistes circassiens ont pendant longtemps préféré loger chez l’habitant ou en auberge. Jusqu’au début du XXème siècle, les caravanes (ou roulottes) existaient bien, mais elles servaient de loges. « Il faut se souvenir du statut des errants pour en déduire que le fait de dormir hors d’un foyer fût longtemps perçu comme le propre du vagabond (…) qui incarne le stade ultime de la déchéance, la fin du voyage au bout de la pauvreté. (…) Les travailleurs itinérants comme les gens du spectacle ne souhaitaient donc pas y être assimilés. » [3]

Il y eut ensuite la ménagerie et les roulottes-cages, qui sont aujourd’hui un symbole tenace du cirque.

La caravane comme habitat mobile n’est venue que plus tard, après 1914, en même temps qu’une certaine idée de liberté, voire de revendication. 

Petit à petit, ces éléments (caravanes, piste, chapiteau, ménagerie, etc.) se sont mis en place les uns à côté des autres, pour former le campement circassien, tel qu’il existe encore aujourd’hui et de manière presque indétrônable. Le cirque a écrit sa propre identité dans ces aménagements spécifiques de l’espace : ce n’est plus une foire, ni un manège, c’est bel et bien un cirque. Couleurs chatoyantes et banderoles joyeuses viendront compléter l’image d’Epinal du royaume des artistes de cirque.

Evolution des espaces, ancrage des symboles

Pourtant, même si l’organisation spatiale des cirques répond à des besoins techniques ou pratiques, elle est aussi révélatrice de nombre d’idéaux et de valeurs, propres au monde du cirque, et qui persistent même si les circassiens d’aujourd’hui expérimentent de nouveaux espaces ou revisitent la tradition.

Le cercle 

Figure emblématique du cirque, que l’on retrouve dans la piste, le chapiteau et même le campement installé de manière concentrique, le cercle est l’espace de représentation du cirque. 

Diamétralement opposée à la scène frontale du théâtre, la piste implique un « ici et maintenant », une réalité immédiate des exploits qui y sont montrés. Ce qui y est montré n’est pas une fiction que le spectateur regarde, mais bien une action à laquelle il participe. Contrairement au théâtre, le regard ne se perd pas derrière la scène, il est toujours renvoyé à un autre regard, ce qui confère une convivialité immédiate. 

Une convivialité qui n’est pourtant pas sans cruauté puisque l’on attend toujours la chute, comme l’on attendait la mort dans les arènes romaines. Là encore le cercle est important : il emprisonne, il n’y a pas d’échappatoire possible pour l’artiste. Le cercle met en scène le corps, qui est livré à tous les regards. « Peinture et sculpture, théâtre et cirque renvoient à deux modes opposés d’être au monde : l’en-face et l’ouvert. Regarder une peinture, c’est se placer en face et laisser agir dans ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Regarder une sculpture c’est l’envelopper du regard, dans un espace ouvert dont elle est le centre ». [4]

Le cercle induit également un espace sans limites : il n’y a pas de début et pas de fin, et pas de limite à l’exploit bien sûr.

Depuis les années 1980, avec la naissance en Europe de ce que l’on appelle « le nouveau cirque », et l’introduction d’un fil narratif dans les spectacles, on assiste à deux sortes d’expérimentations : le cirque sur scène (dans les théâtres) avec un travail sur le frontal, et à l’opposé, une véritable réflexion sur le cercle et ce qu’il induit. Des compagnies comme la Cie 111 avec « Plan B » ou le Collectif AOC avec « La syncope du 7 » ont radicalement opté pour le frontal, et se faisant pour des représentations de type « théâtre » dans des structures fixes alors que d’autres choisissent de retrouver la voie du cercle. « Que Cir Que Cir Que….La répétition du Que dans Que-Cir-Que suggère le mouvement perpétuel de la roue (…) tout comme la répétition de la syllabe Ci dans le spectacle Cirque ici de Johann le Guillerm, compagnon de la première heure des artistes de Que-Cir-Que, et issu comme eux du Cirque O. Le O, symbole du cercle de leur commune origine (…) »[5] .« Johann Le Guillerm tente de nous réconcilier avec la vision circulaire refoulée, en décomposant son cercle en douze états frontaux. D’un brusque mouvement du cou, il se retourne comme pour nous dire (…) qu’il a des yeux dans le dos, qu’il est partout ». [6]

C’est comme si après avoir rompu avec une tradition trop lourde, les compagnies contemporaines cherchaient à se la réapproprier.

Le chapiteau

Aujourd’hui, malgré le nombre grandissant de structures fixes pouvant accueillir techniquement du cirque, la tradition de chapiteau reste tenace, même s’il connaît depuis quelques années une véritable mutation. De sa fonction d’abri, de lieu de représentation, il est devenu partie intégrante du spectacle qu’il accueille. Des ingénieurs, des architectes se mettent au service des compagnies et dessinent avec elles « le » chapiteau idéal pour leur création. « Cette recherche de l’adéquation de la forme au fond trouve son illustration dans certaines expériences, à l’image de la « Volière Dromesko », spectacle donné sous chapiteau dont les courbes douces d’une coupole transparente laissent filtrer la lumière à l’intérieur d’un édifice inspiré dans ses grandes lignes par l’une des serres royales du palais de Laeken ». [7]

Ainsi, l’espace emblématique du cirque est subtilement passé d’un attachement à une famille à un attachement à un spectacle. Il devient scénographie à part entière. Il n’est plus le lieu de rassemblement de la troupe, ce point autour duquel s’organise le campement, mais une image, une communication à l’échelle de la ville. Le meilleur exemple de cette «signalétique culturelle» est donné par le chapiteau bulle des Arts Sauts. « Cette demi-sphère a 41 mètres de diamètre et 20 mètres de hauteur » [8], elle émerge de la ville pour en faire sa ville. Le campement est alors un peu en retrait, la représentation et la vie des artistes sont dissociées.

Le nomadisme

Né d’une nécessité économique (il est plus facile de remplir le chapiteau si l’on se déplace souvent), l’itinérance est devenue une philosophie, un mode de vie. Les transports, les hôtels, permettraient pourtant aux artistes des déplacements ponctuels, au rythme des représentations. Certaines compagnies ont d’ailleurs choisi cette option. Mais l’itinérance, la vie en caravane restent d’actualité chez les circassiens, c’est un mode de vie qu’ils choisissent et revendiquent. C’est le cas de compagnies comme Le Cirque Trottola, la Cie Rasposo ou La Famille Moralles, qui se déplacent de ville en ville avec leurs caravanes et leur chapiteau. Même si l’on ne fait plus des « villes d’un jour », même si les campements sont établis pour quelques semaines la plupart du temps, l’itinérance reste un symbole de liberté, le sentiment que rien n’est figé. Même si dans la réalité les artistes sont bien plus mobiles que leurs caravanes. « Plus mon espace intérieur est petit, plus grand est mon espace de vie, parce que plus mon espace est petit, plus je vis dehors ». [9]

Le cirque souhaite rester en marge, les chapiteaux, et même les structures récentes et « pérennes » s’installent sur des délaissés de ville, des terrains inconstructibles. Ainsi l’Académie Fratellini ou le Théâtre équestre Zingaro aux portes de Paris ou, à une autre échelle, la Cité des Arts du Cirque à Montréal, vont naître sur des espaces délaissés, bien que soutenus par les pouvoirs publics. A Saint-Denis, l’Académie Fratellini « va devenir le socle d’un nouveau quartier, considéré lui aussi en marge, sur lequel la vie se fixera progressivement au fil des ans. Les activités communautaires (…) font partie intégrante du projet, tout comme à Montréal. (…) Derrière la porte de la Villette, sur un terrain appartenant à la municipalité d’Aubervillers, Patrick Bouchain et Jean Harari, invités par Bartabas, ont réinventé en 1989 une architecture nomade aux portes de la ville. Les architectes ont conçu un bâtiment en bois (matériau des structures démontables par excellence) dont la vocation équestre est un puissant retour aux sources de la tradition du cirque ». [10]

« C’est comme si tout s’articulait en fonction d’une trame osmotique entre la permanence et l’éphémère, entre une structure si puissante qu’elle semble indestructible, mais qui peut pourtant s’évanouir du paysage au prix de quelques heures de démontage pour s’édifier avec la même précision à l’autre bout du monde(…) ». [11]

Les nouveaux espaces du cirque

Depuis une dizaine d’années, le cirque investit de nouveaux lieux. La reconnaissance des arts du cirque et le nombre croissant de compagnies a entraîné des besoins nouveaux, à commencer par des lieux de formation. Aujourd’hui, le cirque s’apprend la plupart du temps dans des écoles, et les créations se font dans ce que l’on appelle les « lieux de fabrique ». Le plus souvent, ce sont des friches industrielles, réinvesties par les Arts du Cirque. Les raisons de ce choix sont multiples : modestie des loyers, surfaces et hauteur importantes. Le Circus Space à Londres, l’Espace Catastrophe à Bruxelles, ont lancé la dynamique en investissant respectivement un incinérateur de déchets et des anciennes glacières. D’autres lieux ont suivi, et notamment en France où ils sont aujourd’hui très nombreux. Etrangement, les aménagements des espaces sont souvent réduits au minimum, comme si l’idée « qu’on est pas là pour longtemps », chère aux circassiens, persistait. Par ailleurs, l’investissement de friches, parfois à la limite de la légalité, a permis un entretien de ces patrimoines industriels, et leur valorisation, ainsi qu’une revitalisation des quartiers. Et les pouvoirs publics ont rapidement compris l’intérêt qu’il y avait à laisser ces structures en place, même si la légalité d’occupation des lieux est parfois douteuse.


On voit comment le monde du cirque et son architecture sont étroitement liés, depuis leur origine. Dès qu’une piste de travail nouvelle est développée (comme c’est très souvent le cas ces dernières années), c’est tout l’espace circassien qui s’en trouve bouleversé. On sent bien aujourd’hui que les recherches, les tentatives, les attirances vers d’autres disciplines que le cirque, ne se réalisent pas sans réinventer ou réinvestir les espaces traditionnels de représentation du cirque.

Pourtant, on est loin d’une rupture totale avec la tradition, il n’est pas question de renier ses origines (le chapiteau, la piste, le campement), mais peut-être est-ce au contraire l’occasion de leur donner un sens.

A découvrir au Centre de Ressources

« Du permanent à l’éphémère… Espaces de cirque »
Pascal Jacob et Christian Pourtois
Edité par le Centre International pour la Ville, l’Architecture et le Paysage

Ouvrage largement illustré qui consacre une large part aux architectures récentes du cirque. Le livre s’attache à des exemples précis d’architecture plutôt qu’à un historique très détaillé, l’approche de l’architecture y est sensorielle autant que technique, ce qui rend la lecture très agréable.

« Architectures du cirque des origines à nos jours »
Christian Dupavillon
Editions du Moniteur

Un livre qui comblera les techniciens ! Un livre d’architecture écrit par un architecte. L’auteur y analyse les bâtiments du cirque, l’un après l’autre, d’un point de vue technique et architectural. On y trouve la plupart des plans et croquis d’origine. Des arènes de Vienne à la bulle des Arts Sauts, évolutions et variations autour du cirque stable et du chapiteau…

« La tente et le chapiteau »
Christian Dupavillon
Norma Editions

La première partie de cet ouvrage propose une approche historique, technique et sociologique de la tente à travers des exemples précis, avec nombre d’illustrations, et la seconde partie s’intéresse au chapiteau. L’analyse sociologique des campements est intéressante et trouvera un écho certain auprès des circassiens d’aujourd’hui.

Arts de la piste n°24 – avril 2002
Dossier « Campements »
Edité par Hors Les Murs

ArtPress spécial n°20 – 1999
« Le cirque au-delà du cercle »

Ce numéro spécial offre de nombreux points de vue sur l’architecture du cirque, notamment sur les symboliques ou valeurs qui y sont liée (le cercle, l’itinérance etc.) Comme à chaque numéro spéciale, ArtPress compile une série d’articles qui balayent le sujet en long et en large. Un ouvrage à lire absolument !

A voir

L’exposition « Espaces de cirque », organisée par le Centre des arts du cirque de Basse Normandie, du 20 janvier au 19 mars au musée Thomas Henri de Cherbourg.

Dans le cadre de la réalisation de ses nouveaux locaux, le Centre des arts du cirque de Basse Normandie vous propose un regard historique et esthétique sur les rapports entre architecture et cirque, et elle questionne plus particulièrement le positionnement des espaces de cirque en terme d’urbanisme.

A ne pas rater si vous êtes dans les parages !

Plus d’informations sur Centre des arts du cirque de Basse Normandie

[1] Pascal Jacob, Christophe Pourtois – Du permanent à l’éphémère… Espaces de cirque
[2] Christian Dupavillon – La tente et le chapiteau
[3] Zeev Gourarier et Valérie Ranson-Enguiale – Arts de la piste n°24
[4] Michel Ellenberger – Arts Press n°20
[5] Jean-Michel Guy – ArtPress n°20
[6] Jean-Michel Guy – ArtPress n°20
[7] Antoine Billaud, Pascal Jacob – Arts de la piste n°24
[8] Christian Dupavillon – Architectures du cirque
[9] Igor Dromesko - ArtPress n°20
[10] Pascal Jacob, Christophe Pourtois – Du permanent à l’éphémère…Espaces de cirque
[11] Pascal Jacob, Christophe Pourtois – Du permanent à l’éphémère…Espaces de cirque


Source : www.catastrophe.be